Édito

90 ans est un bel âge pour ne pas mourir, du moins quand on s’appelle Fidel Castro. Celui qu’on appelait «el caballo», le cheval, est un cheval qu’on n’achève pas : sa vie est encore plus longue que ses discours. Il a tout vécu et survécu à tout : au coup d’Etat manqué de 1953, au débarquement foireux de 1956, à la révolution de 1959 - à son durcissement, à ses échecs et au désenchantement qu’elle a provoqué -, aux complots et à l’embargo américains qu’il affronta, aux purges et aux procès staliniens qu’il organisa, aux crises nationales et internationales dont il fut le sujet, le metteur en scène et le comédien, à la chute du banquier soviétique, à la terrible période de pénurie qui s’en suivit, à l’ouverture très contrôlée au marché, à Allende, Pinochet, Reagan, Mitterrand, Chávez, à ses alliés, à ses ennemis, à Compay Segundo, à Celia Cruz, aux écrivains qu’il accula à l’exil ou à une mélancolie soumise et alcoolisée. Il survit maintenant à son activité et, en quelque sorte, à sa postérité.

Dix ans après avoir laissé la place à son frère Raúl, il reste le grand-père fantomatique - et fantasmatique - d’une nation qui, enfin, paraît se réconcilier avec le grand voisin. Cette «transition dictatoriale» a été menée de main de maître : ni le pire ni le meilleur n’ont eu lieu. Le castrisme est un régime qui continue de contrôler son pacte faustien. Comment Fidel a-t-il fait ? Des centaines de chercheurs, analystes, biographes, écrivains ont voulu répondre à cette question - mais ceux-là aussi, pour la plupart, il les a enterrés. Sa réussite doit beaucoup à la bêtise arrogante des classes dominantes cubaines, vite exilées, et de l’administration américaine. Les circonstances historiques et géographiques, ensuite, furent essentielles : l’île a permis une expérience en huis clos ; les années 60 et 70 ont porté le rêve révolutionnaire que Fidel incarna, pour la gauche internationale, très au-delà du raisonnable. Mais rien n’aurait duré sans l’extraordinaire instinct de ce séducteur mobile et implacable qui transforma en or de pouvoir tout ce qu’il touchait. La culture du peuple cubain a fait le reste : traversée par les tempêtes, Cuba est une île shakespearienne où toute tragédie est un jeu qui se renverse en comédie. Quel que soit son état, et l’état d’épuisement dans lequel il a laissé son peuple, l’ogre historique cubain a retourné la célèbre phrase de Paul Nizan pour chanter au monde sur un air de salsa ou de boléro : «J’ai 90 ans, et je ne laisserai personne dire que ce n’est pas le plus bel âge de la vie.» Tout est mal qui finit bien.

Philippe Lançon