Le quotidien turc Zaman titrait samedi sur un «jour de honte» pour la liberté de la presse en Turquie et ses défenseurs ont été dispersés sans ménagement par la police, au lendemain de la spectaculaire mise sous tutelle du journal d’opposition. En début d’après-midi, la police est intervenue pour mettre fin au rassemblement à Istanbul de quelque 500 personnes devant le siège du journal, hostile au président islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan, investi dans la nuit par les forces de l’ordre. Les forces de l’ordre ont copieusement arrosé la foule de gaz lacrymogène, utilisant également des canons à eau et des tirs de balles en caoutchouc. «On ne fera pas taire la presse libre», criaient les manifestants.

Cette affaire survient à deux jours d’un sommet lundi entre l’UE et la Turquie sur la crise des migrants, au cours duquel Ankara espère une accélération de sa procédure d’adhésion à l’Europe en échange d’efforts pour enrayer le flot des candidats à l’exil qui quittent clandestinement ses côtes.

«La Constitution est suspendue», affichait samedi matin Zaman en une, en gros caractères blancs sur fond noir, après avoir réussi à imprimer une édition réduite avant l’assaut . «La presse turque vient de vivre un des jours les plus noirs de son histoire», accuse le journal, dénonçant «une prise de contrôle organisée par les autorités». Peu avant minuit, la police avait investi le bâtiment, dispersant des centaines de personnes qui s’étaient rassemblées devant les locaux.

Samedi matin, un important dispositif policier entourait les lieux, contrôlant soigneusement l’identité des employés qui se rendaient à leurs postes de travail. Des administrateurs désignés par les autorités ont déjà pris leur fonction sur place.

L’Union européenne et les Etats-Unis ont fait part samedi de leur profonde inquiétude pour la liberté de la presse en Turquie. Le service diplomatique de l’Union européenne a notamment émis ce commentaire : «l’UE a constamment souligné que la Turquie, en tant que pays candidat, doit respecter et promouvoir des normes et pratiques démocratiques élevées, dont la liberté des médias».

La presse turque muselée

Le groupe Zaman, qui outre le quotidien Zaman possède le journal de langue anglaise Today’s Zaman et l’agence de presse Cihan, est considéré comme étant proche de l’imam Fethullah Gülen, un ancien allié devenu l’ennemi numéro un de Recep Tayyip Erdogan depuis un retentissant scandale de corruption qui a éclaboussé le sommet de l’Etat fin 2013.

Le président accuse Fethullah Gülen, 74 ans, d’être à l’origine des accusations de corruption qui l’ont visé il y a deux ans et d’avoir mis en place un «Etat parallèle» destiné à le renverser, ce que les «gülenistes» nient farouchement. Depuis ce scandale, les autorités turques ont multiplié les purges, notamment dans la police et le monde judiciaire, et les poursuites judiciaires contre les proches de la nébuleuse Gülen et ses intérêts financiers.

Depuis plusieurs mois, l’opposition turque, les ONG de défense des médias et de nombreux pays s’inquiètent des pressions croissantes exercées par Recep Tayyip Erdogan Erdogan et son gouvernement sur la presse et dénoncent sa dérive autoritaire. Deux journalistes du quotidien d’opposition Cumhuriyet, Can Dündar et Erdem Gül, doivent ainsi être jugés à la fin du mois pour avoir fait état de livraisons d’armes d’Ankara à des rebelles islamistes en Syrie. Ils risquent la prison à vie.

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Le gouvernement turc a interdit de diffusion la semaine dernière la chaîne de télévision prokurde IMC, accusée de «propagande terroriste» en faveur des rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, interdit). La justice turque avait déjà mis en octobre sous tutelle la holding Koza-Ipek, également proche de l’imam Gülen, qui détenait deux quotidiens et deux chaînes de télévision qui ont aujourd’hui mis la clé sous la porte.

La Turquie pointe à la 149e place sur 180 au classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières (RSF).

LIBERATION avec AFP