Drôle d’anniversaire. Trente-cinq ans, jour pour jour, après l’accession de François Mitterrand à l’Elysée, François Hollande et Manuel Valls ont constaté, mardi, qu’ils n’avaient plus de majorité à l’Assemblée nationale sur les grands textes économiques et sociaux. Fustigeant une «opposition des contraires», le Premier ministre a engagé, en fin d’après-midi, la responsabilité de son gouvernement sur le projet de loi réformant le code du travail, en ayant recours pour la quatrième fois (dont trois pour la loi Macron) du quinquennat à l’article 49.3 de la Constitution. «Poursuivre le débat parlementaire fait courir le risque de revenir sur l’ambition du projet de loi, de renoncer à sa cohérence, d’abandonner le compromis que nous avons construit, et d’offrir le spectacle désolant de la division et des postures politiciennes dues à une minorité de blocage», a justifié Valls à la tribune de l’Assemblée nationale.
Un an après avoir fait passer la loi Macron en force, voilà donc l’exécutif contraint d’user à nouveau de cette arme constitutionnelle. La menace brandie dès la présentation du texte par la ministre du Travail, Myriam El Khomri, et Manuel Valls avait déjà mis le feu à la plaine socialiste et alimenté le mouvement social. «Si on en est arrivé là, c’est à cause de la manière dont le débat a débuté, regrette un membre du gouvernement. Il était impossible de revenir à de vrais débats sur le fond. Cela ne pouvait que finir comme ça, en accentuant l’idée de gauches irréconciliables. C’est mortifère.» Retour sur une journée qui, à tout juste un an de l’élection présidentielle, a fracturé davantage la gauche.
9h40. Dernière chance à Matignon
Dur réveil pour la majorité. Lundi soir, les débats dans l’hémicycle ont viré à l’affrontement gauche-gauche. Les députés n’en sont même pas encore à l’article 2 que, déjà, le gouvernement utilise un artifice réglementaire pour repousser les votes sur les amendements. «Ils n’ont pas été capables de trouver 25 députés légitimistes pour voter l’article 1! Les types étaient tous planqués», fait remarquer un député francilien. La veille, dimanche, lors d’une réunion à l’Elysée autour de François Hollande, l’idée avait été arrêtée d’ajouter des journées à la discussion parlementaire et de proposer, dans la semaine, par l’intermédiaire du rapporteur Christophe Sirugue, une nouvelle rédaction de l’article 2 sur l’inversion de la hiérarchie des normes (lire ci-contre). Un compromis présenté mardi matin à Matignon, lors d’une nouvelle réunion avec des députés légitimistes, mais aussi des frondeurs, reçus pour la première fois sur ce texte par Valls. «Cette mise en scène était cousue de fil blanc, raconte l’ex-ministre de Benoît Hamon. A partir du moment où on refusait la proposition de Sirugue, une usine à gaz, on était présenté comme les méchants.»
11h05. Compromis impossible
La réunion à Matignon est terminée. Rendez-vous au groupe socialiste à l’Assemblée natioanle, trois rues plus loin. Les voitures aux vitres teintées filent. L’un des porte-voix des frondeurs, Christian Paul, s’attarde devant les micros : «Les propositions de compromis sincères pour sortir de la crise sociale par le haut n’ont pas été retenues par le gouvernement», lâche-t-il. «Sans réécrire le texte», le député de la Nièvre plaidait pour un principe simple : «Quand l’accord d’entreprise est moins favorable au salarié, c’est l’accord de branche qui prévaut.» Avant de s’exprimer devant les députés, Valls échange au téléphone avec Hollande qui doit, lui, participer aux commémorations en hommage aux victimes de l’esclavage. Décision est prise de convoquer un Conseil des ministres extraordinaire dès l’après-midi pour autoriser Valls à utiliser le 49.3, sans attendre celui - ordinaire - de ce mercredi matin.
12h33. Valls fait porter le chapeau aux frondeurs
«Projet de loi travail : Conseil des ministres extraordinaire convoqué mardi à 14 h 30 en vue du 49.3.» La dépêche AFP tombe en pleine réunion du groupe socialiste. Laquelle ne tourne pas à l’avantage des frondeurs. Christian Paul est interrompu dans son intervention par des camarades légitimistes agacés de le voir occuper le devant de la scène. «Les faucons veulent du passage en force», sourit le député, croisé juste avant la pause déjeuner. La stratégie du gouvernement et de la majorité du groupe PS est limpide : faire porter la responsabilité de ce passage en force à son aile gauche. «Ce matin, il y avait encore un compromis possible sur la base du travail du rapporteur, lance Valls devant le groupe. Le gouvernement l’accepte ! […] On ne peut pas dire que le gouvernement n’a pas cherché le compromis.» Problème : ce n’est pas la vingtaine de frondeurs qui empêchent l’exécutif d’avoir une majorité, mais tout un ventre mou de députés qui, soit y sont publiquement opposés, soit traînent désormais des pieds pour venir voter. D’ordinaire proche de Valls, le député des Bouches-du-Rhône Patrick Mennucci est contre, comme «une très grande majorité du parti est opposée à la loi en l’état», dit-il. «Que chacun prenne ses responsabilités d’ici à 16 heures !» lance de son côté Bruno Le Roux, patron des députés PS. «On a à peine commencé la discussion qu’on nous dit : "Fermez le ban !" C’est une fuite en avant dans le césarisme aux petits pieds», balance Pascal Cherki, opposé au texte.
15 heures. Le gouvernement moqué par la droite
Bien installés sur la droite de l’hémicycle, les députés LR chambrent, en attendant le début des questions d’actualité au gouvernement : «Et ils sont où ? Et ils sont où… ?» Les ministres sont en retard, de retour de l’Elysée, où ils ont autorisé Valls à user du 49.3 quand il le souhaite. A l’Assemblée, Sirugue demande à Valls : «Qu’allez vous faire maintenant ?» Le Premier ministre, le nez dans ses notes, vante les mérites d’un texte, «fruit […] d’un accord avec l’ensemble des organisations syndicales réformistes». Sans hausser le ton, il confirme qu’il fera usage du 49.3. «La représentation nationale est privée de son rôle législatif, elle est humiliée par cette manœuvre grossière !» s’insurge, le patron des députés Front de gauche, André Chassaigne. «Le 49.3 ne peut qu’exacerber les tensions alors que les violences ne font que croître», prévient l’ancien président LR de l’Assemblée, Bernard Accoyer. Philippe Vigier, président du groupe UDI, dénonce, lui, «l’immobilisme» comme «seul horizon» du gouvernement et «le renoncement» comme «seule issue». Salle des Quatre-Colonnes, c’est la cohue. Les parlementaires oscillent entre colère et embarras. L’étape d’après, c’est la motion de censure. A droite, elle est déjà prête : «C’est la deuxième fois en un an que le gouvernement […] sort l’arme atomique pour un texte creux, vidé de sa substance», jubile la LR Nathalie Kosciusko-Morizet.
Les frondeurs socialistes, de leurs côtés, réfléchissent à un «acte collectif» qu’ils détermineront lors de réunions prévues ce mercredi. Dès la mi-journée, l’ex-PS Pouria Amirshahi a annoncé qu’il allait faire le tour des «députés de gauche» pour une motion de censure de gauche. «Je prévois d’échanger avec de nombreux députés sur l’attitude à adopter», confirme Hamon. En coulisse, l’ex-ministre est à la manœuvre pour trouver près de quarante de ses camarades pour leur propre motion. «C’est mal engagé, plaisante un pilier de l’Assemblée. La vie est longue en politique. Certains ont des circonscriptions à garder…» D’autant que les aubrystes ne veulent pas être embringués dans un renversement du gouvernement.
16h25. Valls dégaine
A la tribune, Valls confirme dans une courte allocution qu’il engage, dès la reprise des débats, la responsabilité du gouvernement sur ce projet : «Avec la ministre du Travail […], nous nous sommes battus pour convaincre», répète-t-il, confirmant que le texte reprendrait «469 amendements» apportés par les députés PS. Le Premier ministre dénonce une «sorte d’alliance des contraires, des conservatismes». L’argument agace un socialiste : «Ce n’est pas nous qui avons voté la déchéance de nationalité avec la droite…» Le Premier ministre en termine, suspendant de fait les débats jusqu’à l’examen, jeudi, de la motion de censure déposée par la droite : «Nous avons le devoir d’aller de l’avant, de dépasser les blocages, nos vieux réflexes, pour consolider la reprise de la croissance et pour amener notre pays vers demain. C’est cette exigence qui m’amène, en conscience dans l’intérêt supérieur des Français à engager la responsabilité de mon gouvernement.»
18 heures. Nuit debout devant l’hémicycle
«49.3 on n’en veut pas», «Assemblée nationale, assemblée du capital» : c’est au son de ces slogans que plusieurs centaines de manifestants commencent à se rassembler devant le Palais-Bourbon, sous des trombes d’eau. Rapidement entourés de très nombreux CRS, les militants de Nuit debout et de plusieurs organisations syndicales sont contenus sur le pont de la Concorde. En début de soirée, ils faisaient encore face aux forces de l’ordre, déterminés à dénoncer ce qu’ils considèrent comme un coup de force du gouvernement.