Deux fantômes sont venus hanter les audiences depuis le début du procès : celui de l’ancien maire de Corbeil-Essonnes, le milliardaire Serge Dassault, et de son successeur, Jean-Pierre Bechter. Les deux hommes supposés témoigner aujourd’hui ont décliné pour des raisons d’emploi du temps pour le premier et de santé pour le second. Il faudra donc se passer de leur éclairage sur les coulisses de la vie politique à Corbeil-Essonnes, toile de fond de cette tentative d’assassinat.

Le «porteur de valises» se rebiffe

En leur absence, c’est Jacques Lebigre, ancien bras droit de Serge Dassault à la mairie, qui s’avance le premier à la barre. «Avez-vous été victime de harcèlement ?» le questionne le président pour tenter d’y voir plus clair dans un dossier où chaque partie dit subir les pressions de l’autre. Le témoin, costume sombre et cravate à rayures, se contente de tendre une photo. Il en donne la légende au micro : «C’est ma fille Flora, trois mois après la fusillade entre Younès Bounouara et Fatah Hou, elle a été violemment agressée par trois hommes cagoulés dans notre maison de Soisy-sur-Seine». Le 21 mai 2013, la jeune femme a en effet été rouée de coups par des cambrioleurs. «Ces faits sont-ils, selon-vous, en lien avec les protagonistes du dossier ?» interroge le président. L’ancien lieutenant de Serge Dassault élude, il ne veut «pointer le doigt sur personne».

Jacques Lebigre a reçu des centaines de SMS de menaces sur son téléphone portable. «On me demandait d’intervenir auprès de Serge Dassault pour qu’il donne de l’argent à untel ou untel», précise-t-il. Pourquoi lui ? Il faut savoir que le témoin est soupçonné par la justice d’être l’homme-orchestre du «système Dassault». Mis en examen aux côtés de l’avionneur dans la procédure des achats de vote, il est considéré comme le «porteur de valises». Un qualificatif que lui aurait attribué à tort des médias mal-intentionnés, soutient-il aujourd’hui à la barre. «Comment peut-on imaginer qu’on puisse acheter des votes ?» ajoute-t-il, accusations qu’il avait déjà qualifiées d'«absurdes» ou relevant de la «légende» durant l’instruction. Lors de son audition du 24 avril 2013 devant les enquêteurs, Jacques Lebigre a mis en cause Fatah Hou parmi les harceleurs téléphoniques. A la barre, son témoignage est nettement plus mesuré. Voire carrément édulcoré. Il répète qu’il ne saurait faire de lien entre Fatah Hou et l’agression de sa fille ou les tentatives de chantage. D’ailleurs, il prétend ne pas avoir été au courant de l’existence de la vidéo clandestine tournée à la mairie de Corbeil-Essonnes et dans laquelle il est question des 1,7 million d’euros versés à Younès Bounouara par Serge Dassault. Il ne l’aurait appris que quinze jours plus tôt ! Difficile à croire...

«Je pensais juste tirer en l'air»

Entendu à son tour, Pascal Boistel directeur de la communication de Serge Dassault depuis le début des années 2000 et directeur de cabinet de Jean-Pierre Bechter se montre moins ambigu. Il se dit «surpris de la situation», ne s’attendant pas à voir Fatah Hou, un homme «intimidant» et «menaçant» sur le banc des parties civiles tandis que Younès Bounouara, si «chaleureux» et «prolixe», se trouve dans le box des accusés. «J’ai déposé plainte contre Fatah Hou pour tentative de chantage», affirme-t-il. «Il dit qu’il a peur de moi alors qu’on a dû se voir deux fois, conteste Fatah Hou. D’ailleurs, lors d’une rencontre dans son bureau, nous avons bu un café et rigolé...».

Machiré Gassama, le directeur de la jeunesse et des sports – proche de Serge Dassault et également mis en examen pour «complicité d’achats de votes» – porte la charge finale. Bien plus catégorique que ses prédécesseurs à la barre, il dépeint Fatah Hou comme l’un des dangereux leaders de la «bande des Italiens», ces jeunes qui font régner la terreur dans la cité des Tarterêts et harcèlent sans répit les membres du conseil municipal de Corbeil. Machiré Gassama, ami d’enfance de l’accusé vole à son secours en évoquant carrément un «gangster», un «dealer de cannabis» qui séquestre et fait chanter les mauvais payeurs, un truand de haut vol qui ne doit sa liberté qu’à son intelligence redoutable. A tel point que ce 19 février 2013, il en allait tout simplement de la survie de Younès Bounouara d’aller chercher son arme pour se protéger... L’accusé confirme : «Après l’altercation avec Fatah Hou sur la Nationale 7, j’ai eu peur, j’ai paniqué. Je ne voulais pas le tuer, je pensais juste tirer en l’air s’il venait me chercher.»

Selon Younès Bounouara, la fusillade qui a laissé de graves séquelles à Fatah Hou est un accident, non un guet-apens. Une chose est sûre : la victime était déjà dans le collimateur de la municipalité. Son nom est apparu dans une note rédigée par le directeur des sports au titre assez explicite : «Organigramme des réseaux de nuisance sur Corbeil-Essonnes».

Toile d'araignée

D’après les écoutes des conversations téléphoniques entre Machiré Gassama et Jean-Pierre Bechter les 13 et 14 février 2013, le maire a même demandé qu’on lui transmette des fiches précises sur le «loustic» de Corbeil-Essonnes en vue d’une rencontre avec un diplomate marocain.

Le but ? Machiré Gassama aurait souhaité son intervention auprès de la famille de Fatah Hou au Maroc pour le raisonner. Après la réunion qui a eu lieu lors d’un déjeuner au «Rond Point» (siège du groupe) en présence de Serge Dassault, Jean-Pierre Bechter a donc rappelé Machiré Gassama pour lui faire un compte rendu. Voilà ce que révèlent les écoutes lues à l'audience par le président de la cour d'assises. «Il m’a dit de donner les trois fiches… le mec il se pourléchait les babines déjà (rire) », raconte Bechter à Gassama. Il ajoute : «Il disait à Serge “Ah oui, oui, oui, on va s’en occuper Monsieur Dassault, ne vous inquiétez pas, alors ces gens-là vous font chanter, ah bon…” »  avant de conclure : «Je sens que quand ils vont arriver au Maroc, ils vont être surpris de l’accueil à la descente de l’avion.» «Tout ça, c’est de la médiation ?» interroge ironiquement le président. La cour découvre alors une autre bande : celle des représentants corbeil-essonnois. Cette affaire de tentative d’assassinat révèle finalement la profondeur abyssale de l’autre dossier, celui du «système Dassault», toile de fond et toile d’araignée dans laquelle sont aujourd’hui empêtrés tous les protagonistes.

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Julie Brafman