Ce 6 juillet 2005 est une grande victoire pour Michel Rocard. Ce jour-là, le Parlement européen enterre avec 648 voix contre 14 (et 18 abstentions) la directive relative à la brevetabilité des logiciels. C’est la conclusion d’une grande bataille qui a duré plus de trois ans et fait de l’ancien Premier ministre français et député européen l'un des politiques les plus estimés par les défenseurs des libertés numériques. Un statut qui n’avait pourtant rien d’évident pour celui qui, dans Libération en 2003, reconnaissait ne pas avoir «une pratique facile de l’ordinateur» et n’avoir découvert l’univers numérique qu’un an auparavant.

C’est en effet en février 2002 que la Commission européenne adresse ce projet de directive au Conseil des ministres et au Parlement. Comme le raconte Michel Rocard dans la préface qu’il a rédigé en 2013 pour le livre référence de François Pellegrini et Sébastien Canevet, Droits des logiciels, personne ne se passionne pour le sujet au Parlement. «Moi-même, écrit-il, né longtemps avant la génération de l’écran, je fuis avec presque un peu de terreur tout ce à quoi je ne connais rien.» Mais le sujet enfle et prend des airs de polémique. Impossible, pour Rocard, de se défausser et de signer «de creuses banalités».

Il prend donc le sujet à bras-le-corps, devient rapporteur, et enchaîne les auditions et les conférences pour comprendre le plus finement possible les enjeux capitaux qui se cachent derrière un texte aux abords abscons. «Dans ce secteur, la conception est par essence séquentielle, on se sert de 30 logiciels pour en inventer un 31e, explique-t-il, connaisseur, à Libération, toujours en 2003. La brevetabilité des logiciels risque de faire peser une menace financière et juridique terrifiante sur les créateurs de logiciels. Elle ralentirait le buissonnement du savoir humain et de l’activité économique. On ne pourra plus créer un logiciel dans son coin sans être menacé de payer des redevances exorbitantes.»

Spécialité inattendue

Il se retrouve alors au milieu d’une guerre de tranchée qui oppose les «jeunes prophètes souvent barbus des logiciels libres», comme il les décrit affectueusement et les grands industriels du logiciel, soutenus par les conservateurs du Parti populaire européen (PPE), alors majoritaires. Michel Rocard a choisi son camp («quitte à devoir souvent intervenir pour modérer positions et expressions») et se bat pour la création, la liberté et l’innovation qui étaient, selon lui, du côté du logiciel libre. En 2005, l’incertitude qui pèse sur le résultat des votes pousse toutes les parties à voter contre la directive. C’est une victoire fondatrice pour les militants du libre en Europe, et un sujet qui va devenir une spécialité inattendue pour Michel Rocard.

En 2007, il rend un rapport érudit à la candidate Ségolène Royale intitulé «République 2.0 Bêta - Vers une société de la connaissance ouverte», qui établit une liste de 94 recommandations qui vont de l’ouverture des données publique (une mesure phare de la loi numérique portée par Axelle Lemaire qui sera adoptée définitivement cet été) à l’enseignement de l’informatique en passant la numérisation du patrimoine des musées. Il prendra ensuite position publiquement contre la riposte graduée version Hadopi et se prononcera pour l’établissement d’une licence globale qui légaliserait le partage des œuvres sur Internet en échange d’une participation forfaitaire des internautes. Pour lui, le numérique n’était pas une thématique fermée qu’il faut laisser aux seuls spécialistes, mais un sujet qui touche tous les aspects de la société. En conclusion de sa préface au Droit des logiciels, il évoquait ainsi l’économie du partage alors émergente, et écrivait : «A bien des titres, l’élaboration du droit des logiciels fait émerger les principes juridiques de l’élaboration sociale de demain. Il vaut la peine de s’y frotter.»

Erwan Cario