Au premier jour de l’Euro de foot, le mouvement social contre le projet de loi travail se cristallise dans plusieurs secteurs clés, à commencer par les transports et le ramassage des ordures ménagères. Face aux grévistes, les autorités publiques tentent de limiter les perturbations, tout en préservant le dialogue social.

A Paris, des éboueurs du privé en renfort

La maire de Paris a trouvé une parade. Malgré le blocage des sites de collecte et de traitement des déchets d’Ile-de-France depuis douze jours, Anne Hidalgo a affirmé ce matin sur BFM TV et RMC que «toutes les ordures seront ramassées», avant de préciser : «Là, maintenant. Aujourd’hui, elles sont en train d’être ramassées.» En plus des cinquante de jeudi, trente bennes supplémentaires sont donc mobilisées pour nettoyer tous les déchets qui s’amassent devant les immeubles parisiens. Le maire Les Républicains du VIe arrondissement, Jean-Pierre Lecoq, en doute : «Mon ingénieur local me dit qu’il n’y a que trois bennes cet après-midi, donc pas plus qu’hier.» Quoi qu’il advienne, pour «revenir à une situation normale, il faut quelques jours», admet Anne Hidalgo.

D’où proviennent ces renforts, alors que la grève au sein du plus grand centre de traitement d’Ile-de-France (Ivry-sur-Seine-Paris XIII) est reconduite jusqu’au 14 juin ? D’abord, la Mairie de Paris peut compter sur les non-grévistes qui multiplient les heures supplémentaires. Le code du travail interdit seulement à un employeur qui veut maintenir son activité malgré une grève de remplacer ses salariés par des travailleurs temporaires (article L. 1251-10) ou des personnes recrutées en CDD exprès (article L1242-6). Mais cela reste insuffisant pour assurer le ramassage dans toute la ville. Du coup, Anne Hidalgo, qui explique «prône[r] le dialogue plutôt que les méthodes qui consistent à s’envoyer des coups de menton à la figure», a dû trouver une seconde solution, sans avoir à passer par des mesures de réquisition : faire appel au secteur privé.

Après l’importante grève des éboueurs en 1983, Jacques Chirac, alors maire de Paris, a privatisé en partie la collecte des déchets de la capitale. Aujourd’hui, dix arrondissements sont gérés par les services municipaux et les dix autres sont nettoyés par les équipes de quatre entreprises privées en délégation de service public (Pizzorno, Derichebourg, Veolia et Urbaser). Résultat : depuis le début de la grève, les poubelles s’entassent dans la moitié des arrondissements car les fonctionnaires territoriaux ont arrêté le travail, alors que l’autre moitié reste propre. D’où l’idée d’Anne Hidalgo d’appeler à la rescousse les entreprises privées déjà sous contrat avec la mairie, en élargissant leur périmètre d’intervention aux autres arrondissements. «Nous faisons des collectes de substitution», explique Thomas Derichebourg, président du groupe homonyme. La Mairie de Paris confirme qu’il est prévu dans le contrat de délégation de service public (DSP) de pouvoir faire appel à «ces entreprises au-delà de leurs arrondissements habituels» en cas d’urgence. Ce qui interroge un avocat spécialisé en contrats publics : «Il est compliqué de prévoir dans un contrat, dès le départ, des clauses de modification dudit contrat. Cela serait susceptible d’impacter le jeu concurrentiel.»

A la SNCF, la menace de réquisitions

Le match France-Roumanie, au Stade de France, ressemble à une bataille de polochons comparé au bras de fer qui oppose les cheminots grévistes d’un côté, la direction de la SNCF et le gouvernement de l’autre. Les conducteurs SNCF qui desservent le Stade de France seront massivement en grève ce vendredi soir, selon la CGT-cheminots et SUD-rail. Les deux syndicats affirment que 100 % des conducteurs de la zone SNCF Paris-Sud-Est (RER D) sont déclarés grévistes pour ce vendredi, et plus de 90 % sur la zone Paris-Nord (B et D). «Ce n'est pas vrai, assure Alain Krakovitch, directeur du réseau transilien. Il y aura des conducteurs ce soir.» Mais, en prévision, la SNCF a mis en place des navettes spéciales entre la gare du Nord et le stade à partir de 18 heures. Ces trains viendront s’ajouter aux RER du quotidien qui circulent habituellement de bout en bout des lignes B et D. Ce qui, tout confondu, correspond à un RER B toutes les six minutes et un RER D toutes les dix minutes, selon la SNCF. Soit un train sur deux par rapport à une circulation normale, précise encore la SNCF.

De son côté, le secrétaire d’Etat aux Transports, Alain Vidalies, a tapé du poing sur la table, assurant ce vendredi matin sur Europe 1 «qu’il n’y aura aucune tolérance par rapport à des agissements qui remettraient en cause la grande fête dans laquelle la France s’engage». Et que le gouvernement ne renoncera «à aucun moyen à sa disposition». En concluant : «S’il faut utiliser les réquisitions [de conducteurs de trains, ndlr], nous le ferons.» Le ministère a cependant précisé auprès de Libération qu’il n’y aurait pas de réquisitions pour ce vendredi soir. Mais que si la situation le nécessite, il n’hésiterait pas à y recourir pour les prochains jours. La réquisition est en effet une mesure inscrite dans le code général des collectivités territoriales. Précisément, l’article L2215-1 dit que «lorsque l’atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques l’exige et que le préfet ne dispose pas d’autres moyens […], il peut […] réquisitionner tout bien ou service, requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l’usage de ce bien». C’est également le préfet qui fixe «la durée de la mesure de réquisition». Dans ce cas particulier, le cheminot serait prévenu par huissier ou officier de police. S’il refuse la réquisition, il risque six mois de prison et 10 000 euros d’amende.

Reste que, selon Antony Taillefait, professeur à l’université d’Angers et spécialiste du droit de la fonction publique, la réquisition doit être justifiée. «Or faut-il considérer que le fait d’acheminer des supporteurs soit lié à des considérations d’ordre public, de sécurité ou de salubrité ?» s’interroge le juriste. De plus, en cas de réquisition, les saisines du juge par les agents – on parle alors de référés-liberté – sont fréquentes dans ces situations, notamment dans l’enseignenement national. Le juge étudie alors si la continuité du service public est assurée sur un territoire. «Et la décision est plutôt favorable au droit de grève», précise Antony Taillefait. Quant aux sanctions, «elles ne sont pas souvent mises en œuvre. Politiquement, cela reste compliqué de condamner quelqu’un pour exercice illégal du droit de grève. Cela rappelle le XIXe siècle et l’interdiction de manifester»

Autre point : Alain Vidalies a également clamé qu'en réaction aux blocages de voies, qui ont lieu depuis le début du mouvement, «il y aura des poursuites pénales et des poursuites disciplinaires». Un rappel qui n’est pas anodin, à quelques heures du match. C’est bien une manière de prévenir ceux qui seraient tentés de bloquer les voies ce soir que l’initiative ne sera pas sans conséquence, nous précise-t-on au ministère. «Pour qu’il y ait sanction, il faut cibler les personnes concernées car la sanction ne peut être qu’individuelle. Par ailleurs, on ne peut pas être sans arrêt dans la sanction, sinon le dialogue social devient explosif», précise toutefois Isabelle Taraud, avocate spécialiste du droit social.

Ces intrusions sur les voies, c'est ce qui inquiète le plus Alain Krakovitch. Des agents de la Sûreté ferroviaire (dépendant de la SNCF), ainsi que des policiers, seront placés ce soir le long des 4,5 kilomètres qui séparent la gare du Nord du Stade de France sur les accès au réseau ferré.

Richard Poirot , Amandine Cailhol , Marine Giraud