C’est une scène troublante que celle entraperçue, samedi soir, dans la grande salle du cinéma le Gaumont Opéra à Paris : il y avait, assises côte à côte, l’héroïne et son double, Irène Frachon et Sidse Babett Knudsen, actrice danoise. Une scène bien déroutante car cette dernière joue magnifiquement le rôle de cette première dans le film d’Emmanuelle Bercot la Fille de Brest, qui va sortir fin novembre en France.

Elles sont là, toutes les deux, hésitantes et si chaleureuses entre elles. On les sent aimantes, on les sent gênées. L’actrice disant de sa voisine : «C’est une personne qui m’inspire. Je ne suis pas comme ça, moi… Quelle créature peut être remplie à ce point de son combat, d’une mission ?» Irène Frachon écoute. Elle a voulu qu’une victime soit avec elle. Irène Frachon est tout sauf une héroïne. Bretonne, elle est terre à terre, sans faux-fuyant. Médecin jusqu’au bout des ongles, son histoire n’a rien de romanesque. C’est un combat qui lui est tombé dessus. Et ce film raconte l’histoire au plus juste de sa lutte contre le laboratoire Servier et le Mediator. Il a été tourné dans les lieux mêmes où le drame s’est déroulé, Irène Frachon participant à la rédaction du scénario et de ce fait récoltant de l’argent qui lui sert… à poursuivre le combat sans fin l’indemnisation des victimes. Tout est donc si imbriqué, entre les faits et les images, que le recul manque. Que voit-on ? Un film ou son miroir ? Ou bien est-ce l’inverse ?

La réalisatrice Emmanuelle Bercot et l'actrice danoise Sidse Babett Knudsen qui campe Irène Franchon dans «la Fille de Brest». Ici à San Sebastian, le 16 septembre.

La réalisatrice Emmanuelle Bercot et l’actrice danoise Sidse Babett Knudsen, qui campe Irène Franchon dans «la Fille de Brest». Ici à San Sebastian, le 16 septembre.

Laissons de côté l’éventuel critique du film d’Emmanuelle Bercot, film disons efficace et prenant, un brin bruyant néanmoins avec une musique assourdissante, avec parfois des scènes un rien cliché comme celle qui ouvre le film – une nageuse à deux doigts de se noyer, au milieu d’un océan qui menace de la submerger, mais la nageuse va résister contre vents et marées –, ou celle d’une autopsie aussi pénible que longue. Mais ces réticences sont anecdotiques face à cette situation ahurissante d’une histoire qui n’est encore pas finie mais qui se retrouve déjà en boîte, comme s’il n’y avait plus d’histoire.

Reprenons. Irène Frachon a quatre enfants, elle est mariée à un amiral qui la soutiendra sans faille. Jeune pneumologue au CHU de Brest, elle se bat pour imposer cette évidence clinique qui lui avait sauté aux yeux : le Mediator, ce coupe-faim largement prescrit, se révèle gravement dangereux pour le cœur, comme l’avait été en son temps l’Isoméride du même laboratoire. Elle, simple médecin hospitalier, ne flanche pas quand elle a les preuves médicales des effets secondaires dramatiques de cette molécule. Elle sait trouver des alliés, résister au mépris des experts ou au dédain des universitaires, voire à la violence des hommes liges de Servier. Jusqu’à publier un livre en juin 2010 Mediator 150 mg : combien de morts ? (éd. Dialogues), qui aboutira au retrait de ce médicament. Dans ces années-là, il est impressionnant de noter le nombre de fois où des gens bien intentionnés lui disent : «Allez Irène, c’est bon, on a compris, tu as gagné, retourne maintenant à tes consultations.» Non, elle ne s’en est pas satisfaite. Elle continue et la réussite de son engagement est de ne pas s’être arrêtée, et de continuer aujourd’hui.

Et ce n’était pas chose facile. Quand nous avons passé du temps avec elle en mai dernier, Irène Frachon est fatiguée. Epuisée, même. Mais elle se dit «intacte». «Jamais je ne laisserai tomber. Mon objectif absolu, c’est le combat pour les victimes.» Et elle a raison, tant les choses traînent encore aujourd’hui sur le volet de l’indemnisation. Qui plus est, il n’y a pas toujours de date sur le procès contre le laboratoire Servier. Et en 2016, on ne peut pas toujours dire que la lutte contre les conflits d’intérêts dans le milieu médical soit gagnée.

Ce samedi soir, en voyant Irène Frachon si justement fêtée, on pensait à Marine Martin, présidente de l’association qui se bat aujourd’hui pour les victimes de la Depakine, cet antiépileptique qui se révèle très dangereux pour le fœtus s’il est pris lors de la grossesse. C’est un autre scandale, survenu dix ans plus tard. Il a fallu, là aussi, la ténacité de Marine Martin pour que l’affaire sorte des nimbes. Entre les deux affaires, on avait cru tout régler : n’y a-t-il pas eu des états généraux des médicaments, puis une loi, puis d’innombrables commissions, puis des changements de structures et de nouvelles nominations. Et pourtant, cela s’est répété. Une question taraude : pourquoi l’histoire n’est-elle toujours pas finie ? Quel rendez-vous a donc été manqué ?

Eric Favereau