Patate chaude, le retour. Empêtré jusqu’au cou dans la réforme de la loi travail, Manuel Valls se retrouve en même temps en première ligne de la révision constitutionnelle, qui arrive ce mardi au Sénat. Après un bras de fer sans nom à l’Assemblée nationale, le Premier ministre doit être entendu par la commission des lois de la Chambre haute, qui a promis de remanier profondément l’article 2 sur la déchéance de nationalité pour les terroristes. Avec l’objectif, a priori, de revenir sur le bricolage du Palais Bourbon pour ne pas viser les binationaux. Malgré ce compromis, l’article n’était passé qu’avec 14 voix d’écart début février. Depuis, majorité et opposition se sont lancées dans la bataille de la loi El Khomri et la primaire de la droite parasite le passage de la révision constitutionnelle au Sénat.

La droite va-t-elle couler ou sauver la réforme ?

Les sénateurs de la droite et du centre sont au moins d’accord sur ce point : on ne leur fera pas porter le chapeau d’un éventuel échec de la révision constitutionnelle. Le président Les Républicains (LR) de la commission des lois, Philippe Bas, s’apprête à réécrire le texte approuvé à l’Assemblée par une courte majorité. Cette nouvelle mouture sénatoriale du projet de loi constitutionnelle «de protection de la nation» sera renvoyée aux députés et à l’armée des frondeurs de gauche qui décidera du sort qu’elle lui réservera. Depuis son adoption en première lecture, le 10 février, Bruno Retailleau, président des sénateurs LR et Gérard Larcher, à la tête du Sénat, ont dit et répété que le texte voté par l’Assemblée était inacceptable parce qu’il prévoyait la déchéance pour tout terroriste condamné, qu’il soit mono ou binational, rendant ainsi possible la création d’apatrides. «C’est la ligne rouge», martèle la droite. Peu sensibles à l’argument selon lequel on ne saurait créer différentes catégories de Français, les sénateurs LR veulent réserver la déchéance aux seuls terroristes binationaux, comme l’avait proposé le chef de l’Etat le 16 novembre devant le Congrès. Une telle réécriture, inacceptable à gauche, entraînerait l’enterrement immédiat de la réforme.

En signe de bonne volonté, Philippe Bas serait prêt à renoncer à inscrire dans la Constitution une déchéance réservée aux seuls binationaux. Mais il proposera, en contrepartie, d’y graver le principe d’une interdiction de l’apatridie. Même si certains veulent y voir un «petit bouger» du Sénat, on voit mal comment la majorité de gauche au Parlement pourrait avaler en seconde lecture ce qu’elle a combattu en première. La droite sénatoriale aurait ainsi atteint son véritable objectif : laisser à la gauche le soin de couler la réforme. Comme l’ancien Premier ministre François Fillon, de nombreux élus LR de la Haute Assemblée sont convaincus de l’inutilité - et même de la dangerosité - de cette révision constitutionnelle. C’est le cas de Claude Malhuret, Jérôme Bignon, François-Noël Buffet ou encore d’Hugues Portelli, qui voteront contre, même si le texte est réécrit par la droite sénatoriale.

Convoquer le Congrès à Versailles coûte que coûte ?

Même si cela a été compliqué voire très dur, ils sont nombreux au gouvernement à espérer encore un remake au Sénat des trois jours de débat à l’Assemblée en février. Prenant le chef de l’Etat au mot, la droite avait promis de faire capoter le compromis bidouillé entre Valls et la majorité sur les binationaux, acceptant implicitement de créer des apatrides. Or, les députés LR et centristes ont finalement voté sans sourciller l’article 1 (sur l’état d’urgence) mais aussi sans trop de problème l’article 2. De la même façon, «les vieux sénateurs un peu rad-soc veulent que la réforme aboutisse. Ils ne veulent pas être accusés de faire capoter une mesure approuvée par les Français» , veut croire un proche de François Hollande, au diapason (optimiste) de tous les cabinets ministériels impliqués dans la révision constitutionnelle. Certains conseillers ont donc été chargés de croiser les agendas parlementaires avec le calendrier des vacances scolaires et du château de Versailles pour trouver la date d’une éventuelle réunion de tous les parlementaires courant mai. Et si jamais le Sénat décidait de remanier totalement la déchéance, l’idée d’un «congrès light» a commencé à germer dans l’esprit de certains pour permettre à Hollande de sauver la face : ne seraient alors soumis au vote des parlementaires réunis à Versailles que l’article 1 sur l’état d’urgence et la réforme du Conseil supérieur de la magistrature (lire ci-contre). Personne dans la majorité ne veut se prononcer sur la suite des événements dans l’attente de la bataille du Sénat. Au Palais du Luxembourg, «soit on trouve un terrain d’entente, soit on accuse la droite d’être en posture politicienne», rêve un sénateur socialiste, un peu trop schématiquement.

La déchéance, otage de la loi travail, et vice versa ?

C’est la crainte d’un paquet de dirigeants de la majorité. Entre fin décembre et mi-février, la gauche s’est fracturée sur la révision constitutionnelle. «Pour faire court, les socialistes se disent : on s’est fait baiser sur la déchéance, on va pas se laisser faire sur la loi El Khomri», résume un parlementaire. La nouvelle mouture du texte portée par la ministre du Travail doit être présentée le 24 mars en Conseil des ministres, deux jours après le vote solennel de la Chambre haute qui va consacrer au texte deux jours de débat dans l’hémicycle la semaine prochaine. De quoi brouiller tous les radars et compliquer le travail du gouvernement sur les deux fronts.

Redevenue simple députée depuis le 11 février après avoir été débarquée du gouvernement, Marylise Lebranchu appelle à une profonde réécriture de la loi El Khomri et demande à Hollande d’«arrêter les frais» sur la déchéance : «Ce n’est plus un débat populaire chez les Français et ça fracture la gauche, il faut clore le débat.» Un proche du chef de l’Etat conclut, déprimé : «De toutes les façons, la déchéance, c’est un pari raté… Même si on arrive à convoquer un Congrès, on n’arrivera pas à faire oublier aux Français qu’on a perdu beaucoup de temps sur ce débat.»

Alain Auffray , Laure Bretton