Ambiance « Nuit debout» à France Télévisions. Une assemblée générale des journalistes est prévue ce jeudi à 15 heures, alors que France 2 programme dans la soirée une émission spéciale avec François Hollande, Dialogues citoyens. Chose remarquable dans une maison habituée aux protestations syndicales, la fronde n’émane pas des élus du personnel mais des sociétés des journalistes (SDJ). Elle pourrait déboucher sur le vote d’une motion de défiance à l’encontre du directeur de l’ information de l’entreprise, Michel Field.

L’ancien trotskiste a réussi l’ exploit de faire converger les luttes, toujours dispersées à France Télévisions, et à cristalliser sur sa personne les mécontentements. Ils sont nombreux : la convocation à l’AG dénonce pêle-mêle «l’absence de dialogue sur les questions éditoriales», «le mépris, la désinvolture et parfois la grossièreté» de Field, les «multiples interrogations suscitées par le projet de chaîne d’info publique» ou encore la «fusion» des rédactions nationales de France 2 et France 3.

La tempête est telle que la présidente de France Télévisions, nommée l’été dernier, a fait le tour des rédactions mercredi pour tenter de déminer le terrain. Delphine Ernotte a renouvelé sa confiance en Michel Field, en poste depuis le mois de décembre seulement. «Elle entend les inquiétudes et admet qu’il y a eu des maladresses, explique son cabinet. Mais Michel Field est en train de transformer l’information au sein de l’entreprise. Il y a besoin d’une refonte, et il a les idées pour cela.» Ce soutien réaffirmé apaisera-t-il les tensions ? Pas sûr . Les journalistes du groupe, qui ont discuté toute la journée de mercredi pour savoir quelle position adopter lors de l’AG, semblent avoir acté la rupture avec leur patron.

Le problème Michel Field

«Pour moi, il est mort», tranche un membre de SDJ. «Caramélisé, s’amuse un ancien dirigeant de France Télévisions. Il fait toutes les erreurs qu’il ne faut pas faire.» En guerre avec ses troupes , Michel Field est sur la sellette , quatre mois après avoir été nommé directeur de l’information. Très remontés contre lui, les salariés ne le supportent déjà plus. L’ex- prof de philo enchaîne les boulettes. «Il est en roue libre, c’est dérapage sur dérapage, on se croirait au trophée Andros [course automobile sur glace, ndlr] », rigole, amer, Manuel Tissier, le président de la société des journalistes de France 2.

A France Télévisions, on n’avait déjà pas apprécié , entre autres changements, d’ apprendre par voie de presse l’arrêt de Des paroles et des actes. Mais on est tombé de sa chaise en regardant la prestation de Field dans l’émission le Supplément sur Canal + dimanche dernier. D’un air badin, il y a tancé les choix éditoriaux de Guilaine Chenu et Françoise Joly, les présentatrices historiques d’ Envoyé spécial, demandé à Nicolas Poincaré, celui de Complément d’enquête, de «ne pas se suicider tout de suite» et dit, à propos de la contestation sur la fusion des rédactions de France 2 et France 3 : «Ça m’en touche une sans faire bouger l’autre.» Devant les salariés, Delphine Ernotte a demandé de faire preuve de «bienveillance» à l’égard de Field, dont elle a rappelé qu’il n’était pas un manager de formation.

C’est tout le problème. Pour beaucoup, le one man show dominical de l’ancien chroniqueur de Coucou c’est nous illustre la désinvolture et le dilettantisme de l’homme , déjà dénoncés à tous les étages. «Field n’est pas au niveau», balance Serge Cimino, délégué SNJ. «Au premier abord, il est sympa et détendu, mais c’est plus un animateur avec de la faconde et de la tchatche qu’un directeur de l’info, dit Claude Guéneau, journaliste à France 3 et élu CGT au comité d’entreprise. Derrière cette attitude , il y a un grand amateurisme et un manque de travail.» Syndicats et SDJ parlent de promesses non tenues, de volte-face et de mensonges , au point - presque - de regretter le directeur de l’info époque pré-Ernotte, Thierry Thuillier, qu’ils ont pourtant largement détesté. Autre grief : le mépris hautain dont Field ferait preuve envers eux. Depuis qu’il a commis un lapsus lors d’une réunion , il appelle ainsi les journalistes, plutôt jeunes , du site FranceTV Info les «têtes de nœud», sur le ton de la blague . Elle ne fait plus rire que lui. S’ajoutent à cette liste des reproches les soupçons de connivence politique qui planent sur cet homme de médias connu pour ses nombreuses amitiés avec les pouvoirs, de droite comme de gauche.

En interne, on ne trouve plus personne pour le défendre, même à haut niveau. La rédactrice en chef du 20 heures de France 2, Agnès Vahramian, mène campagne contre lui. De même que Nathalie Saint-Cricq, la patronne du service politique de la chaîne, qui ne participera pas à l’émission avec François Hollande ce jeudi soir. D’après le Canard enchaîné, Field lui a préféré Léa Salamé parce qu’elle est «virevoltante et sexy».

En début de semaine, les élus des sociétés des journalistes ont aussi été frappés de voir le directeur des rédactions du groupe, Alexandre Kara, pourtant nommé par Field, s’approcher d’eux pour leur dire qu’il ne se retrouvait pas dans les mots prononcés par son supérieur sur Canal +. Le message a été interprété comme un lâchage en bonne et due forme. «Je suis loyal, je soutiens Michel, mais je ne suis pas comptable de ses propos», répond l’intéressé. Service minimum.

La privatisation de la grille ?

Fin de Des paroles et des actes, lancement d’une nouvelle émission politique, mission confiée à Elise Lucet pour repenser Envoyé spécial et Complément d’enquête… Michel Field est en train de bouleverser l’information à France Télévisions. Difficile de le lui reprocher : ces «marques» étaient vieillissantes et leurs audiences déclinaient. Même les journalistes les plus contestataires le reconnaissent. Le problème est la façon dont il est en train de remodeler les cases d’information du groupe audiovisuel. Dans un communiqué publié mardi, le syndicat SNJ lui reproche de vouloir «externaliser» l’information : elle «ne doit pas être sous-traitée, […] il en va de notre rôle et de notre responsabilité de service public». Certains vont jusqu’à parler de «privatisation». Le fait que Michel Field, comme son bras droit Germain Dagognet, aient été débauchés du groupe TF1 par Delphine Ernotte n’arrange pas les choses, au sein d’une entreprise viscéralement attachée à sa mission démocratique. «Si Field payait un coup à chaque fois qu’il nommait TF1, on sortirait tous bourrés de réunion», grince d’ailleurs un cadre.

Les craintes de «privatisation» se polarisent sur la soirée du jeudi de France 2. Pas tant sur la promotion d’Elise Lucet, devenue l’icône d’un journalisme indépendant et haut de gamme grâce à Cash Investigation, que sur l’identité des futurs producteurs de ce moment emblématique pour la chaîne. Envoyé spécial et Complément d’enquête vont-ils échapper à la rédaction ? Et au profit éventuel de qui ? Passe encore si c’est Premières lignes, la société derrière Cash Investigation, plutôt bien vue en interne. Mais un autre nom sème le trouble. Un projet de Field, «pas encore signé» selon un membre de la direction de l’info, vise la création d’une courte émission politique de trente minutes, le jeudi à 20 h 15, juste avant la future grande émission politique de David Pujadas, finalement confirmé à ce poste après des semaines de rumeurs contraires. A l’envers des pratiques de la maison, celle-ci pourrait être produite par Renaud Le Van Kim, l’ancienne tête pensante du Grand Journal de Canal +, qui a été viré de la chaîne cryptée par Vincent Bolloré. Un casus belli, à un an de l’élection présidentielle. «C’est comme si, à Libé, vous faisiez écrire les articles politiques par une société extérieure !» s’emporte Serge Cimino.

En faisant appel à Le Van Kim, réputé proche de Nicolas Sarkozy depuis qu’il a filmé un de ses meetings en 2004, Field poursuit-il un agenda politique ? Impossible de répondre par l’affirmative : lui-même doit sa nomination à Delphine Ernotte, que ses adversaires disent proche de François Hollande. Peu importe, au fond, que les interprétations soient confuses ou divergentes. Le soupçon de dépendance à l’égard des pouvoirs politiques s’est renforcé depuis l’arrivée du nouveau directeur de l’information, et les rédactions de France Télévisions ne le supportent pas.

En vérité, il s’agit probablement d’une histoire de copinage et de renvoi d’ascenseur - ce qui n’est guère mieux. Field et Le Van Kim ont en effet un «meilleur ami» commun en la personne de Xavier Couture, ex-dirigeant de TF1 et de Canal +. Or celui-ci, devenu consultant, a aidé Ernotte pendant sa campagne pour la présidence de France Télévisions. Il est également l’ancien mari de Claire Chazal, bombardée début janvier à la présentation d’un magazine culturel quotidien sur France 5 (Entrée libre). Ce mélange des genres horripile les journalistes, qui se demandent aussi pourquoi l’émission de Thomas Hugues sur France 5, Médias le mag, sera supprimée à la fin de la saison, à la surprise générale.

«France Info», vraiment ?

Dans cette atmosphère d’ombrage et de défiance, Delphine Ernotte paie aussi le tribut de tous les dirigeants de France Télévisions. Même nommée à la tête de l’entreprise par un Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) à l’indépendance renforcée, elle souffre depuis l’an dernier d’une accusation plus ou moins tacite : si l’ancienne patronne d’Orange France est arrivée là, c’est parce que l’Elysée l’a bien voulu, et sa mission secrète est de favoriser François Hollande. D’ailleurs, pointent ses détracteurs, n’a-t-elle pas choisi l’ancien conseiller de Cécile Duflot, Stéphane Sitbon-Gomez, comme directeur de cabinet ? Là encore, peu importe que l’ex-ministre du Logement soit l’une des voix les plus critiques du chef de l’Etat au sein de la gauche… La rumeur d’accointance fait son travail. De là naissent tous les fantasmes de connivence, renforcés par les «maladresses» de Michel Field.

L’un d’eux s’incarne dans la chaîne d’information en continu que veut lancer Ernotte. S’agit-il de contrebalancer, en vue de 2017, le poids pris par la concurrente BFM TV, contre laquelle François Hollande a une dent ? Il y a beaucoup de raisons d’en douter. Mais le calendrier ultra-serré, quasi intenable, du projet pose question : la chaîne doit diffuser dès la rentrée de septembre, dans le but avoué de suivre l’actualité politique (primaire de droite, puis campagne présidentielle). «La direction de l’information a un nombre énorme de problèmes à résoudre d’ici là, elle est à cran et commence à se tendre», observe Pascale Justice, la présidente de la SDJ de France 3. Face à la complexité du dossier, Pascal Golomer, le prédécesseur de Michel Field, militait pour se donner un peu de temps. Il a été débarqué, trois mois seulement après sa nomination par Delphine Ernotte.

Dans la précipitation, les dirigeants de la maison sont tout près de parvenir à une absurdité qu’eux seuls semblent ne pas remarquer : cette chaîne, sur laquelle ils misent tant et qui va faire travailler 150 personnes, est bien partie pour porter le nom de… «France Info». Comme l’antenne spécialisée de Radio France, partenaire mineure sur le projet, qui a pourtant réussi à imposer la marque sur laquelle elle a tous les droits. C’est d’autant plus grotesque que cette marque pourrait aussi regrouper sur le numérique tous les contenus produits par France Télévisions, avec ceux de la radio. «Cela s’appellerait France Info, mais ce serait construit sur la base de notre site, de nos pratiques, avec nos chefs et notre adresse URL ? Comprenne qui pourra», regrette Ilan Caro, président de la SDJ de FranceTV Info, l’actuel site d’info de France Télévisions, qui a réussi à se faire une place sur le marché. «Pendant le JT de France 2, Pujadas va renvoyer les téléspectateurs vers le site France Info ?» poursuit-il.

Lors d’une consultation interne, organisée par les instances représentatives, 94 % des journalistes des rédactions nationales s’étant exprimés se sont opposés à cette idée. Michel Field a rétorqué que le nom était anecdotique. «Mais ce n’est pas un détail, c’est l’identité du média qui se joue avec la marque», s’étonne un ancien patron de France Télévisions. «Au fond, remarque un cadre de l’entreprise, c’est symptomatique du désordre et l’absence d’un travail sérieux et méthodique.» Derrière les différents reproches, toujours la même critique.

Par Jérôme Lefilliâtre